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Akmerkez
Du 26 janvier au 4 mars 2017

Sur le mur de la section Les inéluctables, Sara Mishara présente des photographies évoquant le monde post-humain qui existe dans nos vies bien humaines. On y découvre des personnages en mouvement puis à l’arrêt, presque invisible, la présence d’un traversier dans la nuit et d’une maison dans la pénombre. La scène est déterminée par le cadre photographique. Les personnes photographiées sont captées au travers les flots de leurs vies. La lumière est sculptée par sa lecture sans ajouts d’autres sources. La captation sur pellicule analogue est riche et détermine une palette de couleurs aux clairs obscurs offrant une temporalité un peu irréelle. Nous ne sommes pas loin du cinéma, milieu dans lequel Sara Mishara œuvre depuis longtemps, prêtant à l’élan narratif des directeurs son talent de cinématographe.

Tout à gauche est campée sur le mur The Visitors, où se dresse une maison. C’est la présence de la maison, et toute sa symbolique de protection, qui se trouve à la fois honorée et mis en doute. Magnifiquement bercée dans une pénombre sur paysage irlandais, cette image captée dans un pays de l’ailleurs, n’ayant aucun lien avec la vie de Sara, ouvre une réflexion sur ses sentiments en regard des notions de maison et d’appartenance. Sara Mishara est née d’une mère turque et d’un père juif américain, tous les deux psychologues et divorcés lorsque Sara était jeune enfant. Elle a grandi entre les Keys de la Floride, mais surtout à Montréal, se faisant un cinéma imaginaire dans le corridor de l’école québécoise pendant les cours de catéchisme. Il s’agit d’une fabrique culturelle riche et complexe dont la sensibilité et la profondeur transparait dans ses œuvres.

Les images sans personnages de The Visitors et Crossing ont été créées dans le spectre des émotions se rapprochant de l’angoisse et de la tristesse. À rebours, on peut imaginer l’esprit de la photographe en symbiose avec le corps de sa caméra moyen format entrant en relation avec le paysage et les lieux qui l’entoure. L’image prend forme dans un carré grâce aux photons qui rebondissent sur la pellicule argentique et dont le passage sera révélé au laboratoire. Il y a eu image fantasmée et un temps pour la décantation. La surface photographique devient le lieu où peuvent entrer dans une zone de focus des sentiments qui sans cela resteraient flous. Les images, par leur beauté sans reproches, nous libèrent de la part de lourdeur existentielle dont on voudrait se délester.

À droite se dressent trois femmes en mouvement. On ne voit pas leur visage, et leur allure les unis formellement. Le titre nous révèle qu’il s’agit de funérailles familiales : Dede’s Funeral. Les funérailles de son grand-père. Sara me dévoile qu’il s’agit de sa mère, d’une tante et d’une cousine. Nous sommes à Istanbul. Elle nous présente une séquence d’images qui nous parlent de traversées. Des moments vécus de deuils. Un deuil familial dans les images Dede’s Funeral et Akmerkez, et de deuils quotidiens, échos de la fabrique émotionnelle de l’artiste, dans les deux images sans personnage. Akmerkez est le nom du centre d’achat au-dessus duquel l’appartement de la réception funéraire intime est situé. Sur une autre image, des silhouettes se dessinent et forment les contours de la famille Turque de Sara, se retrouvant peut-être dans cette formation sociale pour la dernière fois. Le pilier de la famille, qui les tenait ensemble, vient de mourir. Le deuil des membres fondateurs de la famille marque toujours une ouverture vers l’inconnu. Les rituels familiaux futurs, les rassemblements, les histoires et les dialogues familiaux, ne seront plus jamais les mêmes. Dans le deuil sont vécus les moments où les chemins et les dialogues autrefois réunis autour d’une personne vont pivoter, se reconstruire, ou se dissoudre.

La séquence de ces tableaux photographiques invite au tissage narratif. On contemple au travers des clairs obscurs la densité et la complexité des sentiments humains en regard des traversées émotionnelles que l’inertie et la mort imposent en s’emparant de nos proches. Devant ce sort, l’humain devient alors un spectateur et un acteur impuissant. La direction de leurs pas futurs n’est plus dirigée de la même façon. Ils ont perdu un guide. Ces tableaux photographiques nous invitent à une traversée des perceptions de la condition humaine : les passages du temps dans nos expériences et à travers les paysages familiaux, ainsi qu’un aperçu des géographies réelles et imaginées s’inscrivant dans les scènes de nos souvenirs où tout cela se joue. La qualité de la lumière vacille entre un état liquide ou solide sur la surface photographique chromogène. Selon l’artiste, la dimension du monde semble ici disparaitre dans cette lumière.

Texte par Ève K. Tremblay (janvier 2017)

Sara Mishara a signé la direction photo de onze longs métrages dont Félix et Meira, Tu Dors Nicole, et Roméo Onze. Elle a aussi fait l’image du premier long métrage des frères Sanchez, A Worthy Companion qui sortira à l’été 2017. Elle a été nommée trois fois pour le Jutra de la meilleure direction photo et au Genie Awards. Elle a aussi été récipiendaire deux fois du prix de direction photo au Gala des Artisans en publicité et du prix de la meilleure direction photo au festival de cinéma de St-Petersbourg pour Roméo Onze. Elle est finissante de l’Académie FAMU à Prague, de l’Université Concordia et du American Film Institute.